De la crise à la renaissance : l’avenir du vin en Gironde
- Jolan LOPES

- 6 août
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 août
En Gironde, la vigne n’est pas seulement une culture agricole : c’est une culture au sens plein, une manière d’habiter la terre et le temps. Elle façonne nos paysages, nos villages, notre économie, notre identité. Pourtant, derrière les cartes postales, le vignoble traverse aujourd’hui une période d’une intensité rarement vue. Chute des volumes, changement des goûts, crises sanitaires, tensions commerciales internationales… Le tableau n’est pas sombre par fatalité, mais il oblige à une lucidité sans concession.
L’année 2024 a marqué un point bas historique : à peine 3,3 millions d’hectolitres produits sur l’aire bordelaise, le plus faible volume depuis plus de trente ans. Ce recul s’explique par une double cause : la réduction volontaire des surfaces, dans le cadre des arrachages sanitaires, et une campagne marquée par une pression précoce et violente du mildiou, qui a amputé les rendements. Dans le même temps, près de 8 500 hectares ont disparu des statistiques de production, et la Gironde devrait passer sous la barre des 92 000 hectares l’an prochain.
Cette contraction survient alors que la consommation mondiale de vin a elle aussi atteint son plus bas niveau depuis 1961. Les vins rouges traditionnels, longtemps piliers de la réputation bordelaise, séduisent moins les jeunes générations, qui recherchent des styles plus légers, plus fruités, plus faciles à comprendre. C’est une tendance structurelle, que ni le prestige, ni les habitudes ne suffisent à inverser.
Comme si cela ne suffisait pas, un choc commercial est venu de l’autre côté de l’Atlantique : depuis le 7 août 2025, les États-Unis appliquent une taxe de 15 % sur plusieurs produits européens, dont le vin. Ce marché, premier importateur mondial en valeur, voit sa rentabilité fragilisée pour nombre de propriétés et de maisons de négoce. Les professionnels américains eux-mêmes alertent sur des pertes massives si la mesure perdure, mais dans l’intervalle, la filière girondine doit s’adapter, diversifier ses débouchés et ajuster sa stratégie.
Le vignoble bordelais n’est pas un bloc uniforme, mais une mosaïque de 57 appellations, chacune avec ses forces et ses fragilités. Bordeaux et Bordeaux Supérieur, cœur volumique, doivent clarifier leur promesse : des rouges plus digestes, des blancs vifs, des rosés francs, et un Crémant de Bordeaux en plein essor, capable d’ouvrir de nouvelles portes sur le marché intérieur et à l’export. Dans le Médoc et ses prestigieuses communales, Margaux, Pauillac, Saint-Julien, Saint-Estèphe, la précision et la transparence sur les millésimes sont clés, tout comme un œnotourisme de haute qualité, ancré dans la route des châteaux.
Graves et Pessac-Léognan, avec leurs rouges élégants et leurs blancs secs de grande tenue, possèdent un récit moderne : celui d’un vignoble urbain et périurbain, attentif à l’environnement, capable de dialoguer entre métropole et ruralité. Dans le Libournais, Saint-Émilion et ses satellites, Pomerol ou Fronsac, la diversité des terroirs et des styles reste un atout fort. L’Entre-Deux-Mers, riche en blancs secs, peut capitaliser sur le tourisme de nature et les usages conviviaux. Les liquoreux de Sauternes et Barsac gagneraient à moderniser leur image, en misant sur la fraîcheur aromatique, de nouveaux accords mets-vins et des formats adaptés aux modes de vie actuels. Enfin, les Côtes, Blaye, Bourg, Castillon, Cadillac, Francs, disposent d’un rapport plaisir/prix idéal pour reconquérir le marché intérieur et séduire une clientèle jeune via la vente directe et les circuits courts.
La reconquête passera d’abord par le soin apporté au vignoble. Cela signifie affiner les pratiques agronomiques : travail des sols, choix de cépages et de porte-greffes plus résistants, couverts végétaux, haies, irrigation raisonnée là où elle est permise. L’expérience de 2024 l’a montré : les fenêtres d’intervention phytosanitaire se jouent de plus en plus tôt et demandent des décisions collectives à l’échelle des bassins. Les arrachages sanitaires, indispensables pour résorber les excédents et assainir le potentiel, doivent être pensés comme un prélude à la replantation de projet, qu’il s’agisse de densités différentes, de cépages mieux adaptés, ou même de diversification agricole sur certaines parcelles.
Mais produire mieux ne suffit pas : il faut aussi vendre autrement. Trop de volumes partent encore en vrac, à des prix qui ne couvrent pas les coûts de production. La mise en place de contrats pluriannuels, avec des indicateurs de coûts objectifs, est une voie pour sécuriser le revenu des exploitations et sortir de la spirale du bradage. À l’export, il s’agit de tenir les positions sur les marchés stratégiques malgré les contraintes, comme aux États-Unis, tout en renforçant la présence au Royaume-Uni, au Canada et en Asie du Sud-Est.
L’une des pistes les plus prometteuses est celle de l’œnotourisme, mais à condition de le penser toute l’année. Chaque saison peut devenir un moment d’accueil : l’automne pour les vendanges, l’hiver pour la découverte des chais et des élevages, le printemps pour les blancs et rosés, l’été pour les crémants et les soirées en plein air. Les visites doivent se transformer en expériences : ateliers d’assemblage, accords mets-vins, micro-événements culturels, balades dans le vignoble à vélo ou à pied. Là où l’offre est claire et la réservation simple, la fréquentation suit.
La filière doit être défendue non comme un vestige folklorique, mais comme un patrimoine vivant et un moteur économique. Elle ne peut être caricaturée ni ignorée : le vin fait partie intégrante de notre culture et c’est dans un esprit de modération et de responsabilité qu’il faut le promouvoir. Parallèlement, les territoires viticoles doivent être outillés pour s’adapter au climat, protéger leur foncier, développer des projets touristiques ambitieux et travailler en réseau avec d’autres régions viticoles françaises et européennes.
La vérité est simple : Bordeaux s’est contracté, sa production a reculé, et une partie de ses vins se vend à perte. Mais cette contraction peut devenir un point de rebond si elle s’accompagne d’une montée en gamme, d’une diversification assumée, et d’une reconquête des consommateurs par la qualité, la clarté et l’expérience.
Ce qui sauvera le vignoble girondin, ce ne sont pas les slogans : ce seront des vins bons à boire et faciles à comprendre, des prix qui respectent le travail, des visites qui donnent envie de revenir et une capacité à s’adresser au monde sans arrogance, même quand il impose des barrières douanières.
La Gironde a déjà connu des crises et elle s’en est relevée à chaque fois. Mais cette fois, le défi n’est pas seulement de survivre : c’est de prouver que l’on peut rester fidèle à ses racines tout en parlant le langage du présent et de l’avenir.











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